Anselme, Douti, la constitution et moi

 




A Nihade, pour s’être dévouée à me rappeler l’impératif d’écrire
A Yendoutien, dont les réponses m’ont convaincu de la nécessité d’écrire ce qui suit



Quand on ne sait pas dire les choses, elles rongent. Continuellement. Mais comment écrit-on les temps qui ne changent pas ? Comment écrit-on le non-droit, la répression et la forfaiture quand ça vous noue la gorge, l’estomac et les mains ?

Comment écrit-on les coups que l'on prend dans les tripes, le cœur et la tête ? Comment survit-on aux balles perdues et à celles à bout portant qui viennent se loger dans la poitrine d’un enfant de 9 ou  12 ans ? Comment, enfin, ne pas mourir quand les rangers vous brisent les côtes et les crosses de fusils vous fracassent le crâne ?

La question que je pose ici, c’est comment écrire l’histoire togolaise. La condition togolaise. Le meurtre et l’ensevelissement permanent de l’utopie nationale par une clique de maitres-sorciers et leur horde d’apprentis. Ce que je veux crier comme on pleure toutes les larmes de son corps, c’est la négation tout aussi permanente de nos aspirations profondes et de notre droit à ÊTRE.

Le meurtre et la négation, la prédation et le mensonge. Ces logiques qui régentent le Togo depuis six décennies maintenant ont profondément meurtri le cœur de l’enfant que j’étais il y'a 11 ans. Ce soir du 15 avril 2013, j’apprenais au journal de 19h d’une chaine de télevision privée la mort d'un enfant à Dapaong pendant les manifestations d’élèves pour obtenir la satisfaction des revendications des enseignants des écoles publiques ainsi que la fin d’une grève qui n’avait que trop duré.

Il s’appelait Anselme Sinandaré. Comme moi, il avait 12 ans. Comme moi, il était collégien. Il a été tué par balle, par un des nombreux policiers et autres forces de l'ordre déployés pour mettre fin aux mouvement des élèves. La balle l'a touché en plein cœur, lui a traversé la poitrine, puis est ressortie par le dos en y laissant un trou béant. J’entends encore aujourd’hui très distinctement le cri de cœur que ma mère avait poussé dès l’instant où le journaliste avait fini sa phrase.

Ce qui a tué Anselme aurait également pu me tuer ce 15 avril. J’avais également manifesté ce jour-là dans les rues de Lomé. Délogé de mon collège privé par des élèves du public en colère, refusant l’inégalité d’accès à l'éducation, j'avais marché dans la joie et l’excitation beaucoup plus pour le fun que par solidarité. Seule la faim qui nous a poussé à rentrer mon meilleur ami et moi, nous avait dispensé de la confrontation avec les gaz lacrymogènes et les 4*4 de la police dans la descente de la Colombe de la paix. 

Deux jours plus tard, le même journal de la même chaîne annonce le décès d’un autre élève. Douti Sinanléngue, 22 ans, a aussi perdu la vie des suites d’une contusion abdominale causée par des coups de crosse reçu d’un policier au cours de la même journée de manifestation. Depuis j’ai fait de mon cœur et de ma conscience le mausolée sacré d’Anselme et Douti, martyrs du droit constitutionnel et universel à l'éducation. Leurs meurtres restent impunis

Le temps passe, mais rien ne change. Entre avril 2013 et aujourd'hui, il y a eu encore des grèves et revendications légitimes des enseignants auxquelles l’Etat, rigide, aveugle et sourd n’a répondu que par le dilatoire, la répression administrative des syndicats, la radiation, les arrestations d’élèves et d’enseignants.

Le temps passe, et le sang des enfants du Togo n’a pas arrêté de couler. En 2017, meurent Rachad, 14 ans et Jojo, 13 ans sous les balles de l’armée qui réprimait la contestation populaire contre le régime en place. Des crimes, là encore impunis. En 2023, dans un village à l’intérieur du pays, deux enfants ont perdu la vie car le mur en banco de leur salle de classe s’est effondré sur eux alors qu’ils étaient en plein cours.

Une seule logique sous-tend toutes ces tragédies, celles de ceux qui tiennent le Togo. Dictature muée en démocrature oligarchique, qui  ne sait répondre aux appels incessants des togolais au bien être, à la justice social et au droit que par la répression, l'arbitraire et la forfaiture. C’est cette même logique qui meut le projet illégitime de changement de la constitution opéré dans la nuit du 25 au 26 mars 2024 par l’Assemblée Nationale dont le mandat est terminé depuis le 7 janvier. La proposition, initiée par presqu’une vingtaine de députés, se réclamant agir au nom d’un peuple togolais et particulièrement d’une jeunesse togolaise qu’ils n’ont pas consulté, voudrait faire passer le Togo à une Ve République avec un régime parlementaire.

Au delà du vice de la procédure, faite en violation de plusieurs articles de la constitution de 1992, au delà du non-respect de la coutume constitutionnelle au Togo, toutes les précédentes constitutions ayant été adoptées par voie référendaire,  c’est un véritable mépris de la souveraineté du peuple togolais qui a été exprimé.

Une constitution, ça ne se change pas sans assise populaire. C’est à la nation toute entière, par le biais de ses forces vives, de toutes ses composantes de faire le bilan de la mise à œuvre du contrat social, et de décider de la nécessité ou non, de l’opportunité ou non de rédiger et de soumettre au référendum un nouveau contrat social.

Tout cela, ceux qui opèrent le coup de force ne l'ignorent pas. Ils savent bien que le peuple togolais n’a de griefs vis-à-vis de la constitution de la IVe République que les multiples violations dont elle a fait l’objet depuis son adoption. Ils savent bien que cette constitution adoptée à plus de 97% n’est ni responsable de la léthargie politique dans laquelle baigne le pays, ni de leurs échecs dans la construction de la prospérité et d’une société juste pour tous.

La séparation claire des pouvoirs, la responsabilité du gouvernement devant l’assemblée nationale, et la reddition des comptes. Toutes ces notions évidentes dans une démocratie qu’on nous présente maintenant comme innovation et avantages particuliers du régime parlementaire, sont déjà consacrées par l'actuelle constitution et son régime semi-présidentiel. Mais ont-elles toujours été respectées par la majorité présidentielle ? Le problème n’a jamais été la loi fondamentale, mais bien le respect de celle-ci. Et son application scrupuleuse et intégrale par les hommes et les femmes qui siègent dans nos institutions !

Par conséquent, les motifs et les arguments qu’ils répètent en chœur pour soutenir leur forfaiture relèvent de la fable et de la fiction juridique. Il s’agit de  constatations  fallacieuses, de malhonnêteté intellectuelle. Ils insultent notre intelligence. Il est évident que ce que poursuivent ces gens, leur dessein inavoué, c’est la consolidation de leur pouvoir et de leur position à la tête du Togo. Ce qu’ils craignent c’est qu’un jour nouveau vienne où les togolais feront sans équivoque le bilan de leur médiocrité dans la gouvernance, des litres de sang qu’ils ont fait couler, du déni du droit et du vivant dont ils se sont rendus coupables.

Mais qui a dit que ce jour n’était pas encore venu ? Qui a dit qu'il fallait encore attendre le jour où nous ferons le compte ? Je crois moi, que c’est le moment. Qu'au-delà de la dénonciation et du refus à cet énième coup d’Etat constitutionnel, c’est le moment pour nous togolais de mettre ce système qui régente depuis 57 ans maintenant face à lui-même. Qu’ils se retournent et contemplent leur œuvre, de quoi sont-ils fiers ? Qu'ont-ils accompli ?


Pour Anselme et Douti,
Pour Tavio Amorin et Sylvanus Olympio

Pour tous ces martyrs dont le sang versé cristallise bien l’œuvre de misère et de meurtre, de pillage et de corruption, de mépris et de mensonge qu’est le Togo depuis le 14 Avril 1967.


Klétus Situ

Commentaires

  1. Félicitations cher ami Klétus Situ. Vivement votre descente sur Tchekpo pour une séance de transmission avec mes jeunes de la bibliothèque public Denis Terrien de Tchekpo.
    Encore félicitions.

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